Mademoiselle Jeanne

 

Devant moi court, dans cette rue mal pavée du village, boucles et jupette au vent, chaussettes blanches aux pieds et mollets ronds, une adorable petite Marjolaine. Son cartable virevolte. Elle est heureuse.

Petite fille enjouée, espiègle, elle est prête à mener le monde. Son rire explose comme un pétard de feu d'artifice. Sa gaieté déride les plus grincheux de nos anciens qui la voient passer comme un rayon de soleil, réchauffant de sa joie communicative les plus frileux. Un vrai bonheur !

C'est sa première année d'école. Depuis quelques mois, elle se sent encore plus grande : elle apprend à lire et à écrire, à compter aussi, avec beaucoup d'enthousiasme. Quand je dis qu'elle apprend, je veux dire qu'elle se perfectionne, car elle est déjà bien avancée, à avoir feuilleté et déchiffré les revues des parents et posé mille questions. Sa curiosité, souvent fatigante, est un vrai régal ! Oh, elle préfère les jeux dans les champs, à courir les sauterelles ou les papillons, mais ça ne l'empêche pas d'être appliquée en classe, même si rester en place est un sacré pensum.

Lui donner des ordres n'est pas une mince affaire : elle a toujours une question, qui n'est pas seulement « pourquoi ? », et en désarçonne des plus autoritaires, à force d'interrogations toujours fort à propos ! Mais avec un tel sourire, comment pourrait-on le lui reprocher ?

Aussi, en classe, malgré sa soif d'apprendre, ou à cause de cette envie, il faut toute l'expérience et la diplomatie de la vieille maîtresse pour maintenir le calme : ses questions incessantes perturbent souvent les leçons, et sa vivacité en est parfois épuisante. Mademoiselle Jeanne - c'est ainsi que l'appellent les élèves depuis bien longtemps - sent la retraite approcher : elle en a vu des phénomènes, mais peu comme ce petit oiseau curieux qu'est Marjolaine !

Alors que tous s'appliquent à bien faire leur exercice d'écriture, tirant la langue tout en traçant les pleins et déliés avec ces maudites plumes qu'il faut tremper dans l'encrier en faïence, et ne pas oublier surtout d'égoutter... on n'entend même pas une mouche voler, juste le grattement des plumes sur le papier. Parfois, cependant, quelques soupirs las viennent troubler ce calme.

Zut, un gros pâté ! « Mademoiselle Jeanne, s'écrie tout à coup Marjolaine, et si on faisait du dessin maintenant ? Ou si on chantait la chanson des petits écureuils ? Je n'ai plus envie d'écrire ! » Mademoiselle Jeanne soupire, une fois de plus... Marjolaine a l'art de vous empêcher de tourner en rond...

Sauvée par la cloche ! L'heure de la récréation est arrivée. Tous essuient leurs mains souvent bien tachées, placent le buvard maculé sur la feuille et ferment leur cahier. Vite, dans la cour ! Le brouhaha est indescriptible. Mademoiselle Jeanne s'assoit sur un banc pour surveiller discrètement ses élèves, sort son mouchoir pour s'essuyer le front pourtant pas mouillé, tandis que ses collègues traversent de long en large la cour, imperturbables, au milieu de cette fourmilière en effervescence.

Mademoiselle Jeanne rêve... Toute sa vie, elle l'a passée à enseigner aux tout petits, et dans quelques semaines, elle va quitter cette école. Oh, bien sûr, elle restera au village et verra encore toutes ces générations d'enfants, dont certains sont déjà parents, qui sont passées par sa classe. Elle rêve et ne voit pas ni n'entend venir une petite fille à l'air interrogateur qui lui touche délicatement l'épaule de sa petite main potelée : « Mademoiselle Jeanne, vous êtes triste ? ». Une larme sourd au coin de son œil. Ah, cette adorable Marjolaine, quelle sacrée petite bonne femme !

 

Septembre 2008

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